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FUTURIBLES - JUIN 2016


La déconnexion au travail, nouvelle norme ?

Alors que la Loi sur le Travail divise la France ... près de 8 cadres sur 10 affirment rester connectés en dehors de leurs horaires de bureau. Ils sont presque aussi nombreux à considérer que cela augmente leur charge de travail, perturbe leur vie privée et leur qualité de vie.

Alors que la loi El Khomri divise la France, l’un de ses articles semble pourtant faire l’unanimité. Le texte introduit en effet pour les salariés un « droit à la déconnexion dans l’utilisation des outils numériques en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congés ». Ce droit devra être mis en œuvre dans le cadre de chartes pour les entreprises de plus de 300 salariés, d’ici la fin de l’année 2017 [1]. Il se traduirait notamment par la possibilité, pour les salariés, de ne pas répondre à des mails ou des appels professionnels en dehors de leurs horaires de travail.


Pourquoi le gouvernement estime-t-il nécessaire d’inscrire ce droit dans la loi, alors même que rien n’oblige légalement un salarié à être joignable en dehors de ses horaires de travail ? Parce que dans ce domaine, les dérives se multiplient, qu’elles soient subies ou choisies par les salariés. Selon différentes études, près de 8 cadres sur 10 affirment rester connectés en dehors de leurs horaires de bureau [2]. Ils sont presque aussi nombreux à considérer que cela augmente leur charge de travail, perturbe leur vie privée et leur qualité de vie. Pourtant, seule une minorité de ces travailleurs parvient à se réserver des temps de déconnexion car, dans la majorité des cas, l’organisation de leur travail ne le leur permet pas, ils craignent de ne pas tenir le rythme de leurs collègues, ils estiment que les technologies sont aussi un moyen de gagner du temps et d’être plus réactifs…


Les phénomènes d’addiction au travail tendent donc à se multiplier et accroissent les risques de burn-out, qui n’est pour l’instant pas reconnu comme maladie professionnelle mais fait l’objet d’une attention particulière dans la loi El Khomri (loi Travail) et la loi Rebsamen (loi relative au dialogue social et à l’emploi, 2015). En attendant, les estimations sur la réalité du phénomène divergent : il concernerait entre 30 000 et trois millions de travailleurs… [3]


Pour lutter contre ces dérives dans l’utilisation des outils numériques, de plus en plus d’entreprises mettent en place des initiatives visant à favoriser la déconnexion de leurs salariés, dans le sens de ce que propose la loi Travail. En 2015, le groupe La Poste a instauré un droit à la déconnexion, se traduisant par le fait que « l’usage de la messagerie professionnelle ou du téléphone en soirée ou en dehors des jours travaillés doi[ve] être justifié par la gravité et l’urgence et / ou l’importance du sujet traité » [4]. La SCNF a transmis des recommandations à ses managers pour qu’ils n’envoient pas de mails le weekend [5]. Le groupe BPCE (Banque populaire et la Caisse d’épargne), condamné fin 2015 pour « charges de travail excessives », a depuis revu certaines règles de fonctionnement : en particulier, l’accès aux messageries devrait être interrompu entre 21 heures et 7 heures du matin, ainsi que le weekend [6]. La fédération Syntec (métiers de l’ingénierie, du numérique, des études et du conseil) a signé dès 2014 un accord de branche reconnaissant une « obligation de déconnexion des outils de communication à distance » pour les 800 000 cadres et managers concernés. L’accord va donc théoriquement encore plus loin que le droit à la déconnexion, mais il ne s’accompagne d’aucune mesure contraignante.


Ces initiatives en faveur de la déconnexion marquent-elles l’émergence d’un mouvement de fond en faveur du ralentissement, ou s’agit-il de simples réajustements de forme, sans remise en cause de la logique productiviste ? Elles peuvent s’inscrire dans le cadre de mouvements de fond visant à lutter contre le culte de la vitesse en entreprise, comme le slow business [7] ou le ROWE (results only work environment), qui invitent à laisser les salariés gérer eux-mêmes leurs horaires et être évalués uniquement à partir de leurs résultats. Deux alternatives qui peuvent elles-mêmes entraîner des dérives, en incitant les salariés à se fixer eux-mêmes des objectifs toujours plus ambitieux.


À l’inverse, si la déconnexion est imposée de manière isolée, sans repenser globalement le rapport au temps de travail et à la charge de travail, elle risque surtout d’être une source de stress supplémentaire. Plusieurs entreprises (Sodexo, Alcatel, Canon…) ont tenté de mettre en place des journées sans mails, qui se sont le plus souvent révélées être des échecs, le caractère contraignant et arbitraire de la mesure étant mal compris par les salariés.


Il y a un siècle, John Keynes prédisait que grâce aux gains de productivité permis notamment par les technologies, il suffirait d’ici 2028 de travailler trois heures par jour pour disposer d’un salaire suffisant (pour répondre à nos besoins matériels). Au point qu’il s’inquiétait de savoir comment les individus allaient occuper tout ce temps libre et redoutait un ennui généralisé [8] ! Pourtant, pour certaines catégories sociales, c’est une évolution tout à fait opposée qui s’est observée : une accélération et une imbrication croissante des temps, dénoncée depuis plusieurs années par le philosophe Hartmut Rosa. Selon lui, celle-ci s’explique directement par la logique de croissance perpétuelle qui guide nos sociétés : alors même que les individus et les industries n’ont jamais été aussi productifs, ils ne se contentent jamais de produire plus vite, ils cherchent à produire toujours plus [9]. Les technologies ne sont donc qu’un moyen au service de cet objectif et, selon son raisonnement, chercher à se libérer de cet outil n’aurait qu’un impact limité tant que le toujours plus reste la norme. Plus la productivité de ces travailleurs augmente, plus leur temps devient précieux et donc recherché, voire revendiqué comme marque de distinction (de ceux qui n’ont jamais le temps car ils sont trop sollicités). Hartmut Rosa plaide donc pour une décélération volontaire, afin de retrouver le temps de profiter du temps…


Néanmoins, l’importance qui est accordée aux hyperactifs tend aussi à occulter un enjeu opposé : l’excès de temps, dans une société où coexiste une diversité croissante de rapports aux temps (choisis ou subis). Ainsi, selon une récente enquête, un tiers des travailleurs seraient concernés par le bore-out, ou l’ennui au travail, défini par le fait que leurs missions les occupent effectivement moins de deux heures par jour [10].


Rappelons enfin que seuls 40 % des Français ont aujourd’hui un emploi et donc qu’une majorité de la population dispose de beaucoup (voire trop) de temps.


Par Cécile Delaunay


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[1] Voir le dossier de presse du projet de loi Travail, 13 avril 2016. URL : http://www.gouvernement.fr/partage/6651-projet-de-loi-travail. Consulté le 8 juin 2016.

[2] « Les cadres conscients des avantages et des inconvénients du “tout connecté” », APEC (Association pour l’emploi des cadres), 3 décembre 2014. URL : https://cadres.apec.fr/Emploi/Observatoire-de-l-emploi/Les-etudes-Apec-par-thematique/Vie-en-entreprise/Les-cadres-conscients-des-avantages-et-des-inconvenients-du-tout-connecte. Consulté le 8 juin 2016.

[3] « Étude clinique et organisationnelle permettant de définir et de quantifier ce qu’on appelle communément le burn-out », Technologia, janvier 2014. URL : http://www.appel-burnout.fr/wp-content/uploads/2014/01/Burn-out-Etude-clinique-et-organisationnelle-janvier-20141.pdf ; Khireddine Imane et alii, « La souffrance psychique en lien avec le travail chez les salariés actifs en France entre 2007 et 2012, à partir du programme MCP (maladies à caractère professionnel) », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 23, 23 juin 2015. URL : http://www.invs.sante.fr/beh/2015/23/2015_23_2.html. Consultés le 8 juin 2016.

[4] « Signature d’un 3e accord égalité professionnelle à La Poste », communiqué de presse du 17 juillet 2015. URL : http://legroupe.laposte.fr/espace-presse/liste-des-communiques/signature-d-un-3eme-accord-egalite-professionnelle-a-la-poste. Consulté le 8 juin 2016.

[5] « Le droit à la déconnexion fait son entrée dans le code du travail », ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, 11 avril 2016. URL : http://travail-emploi.gouv.fr/grands-dossiers/projet-de-loi-travail/quelles-sont-les-principales-mesures-du-projet-de-loi-travail/article/le-droit-a-la-deconnexion-fait-son-entree-dans-le-code-du-travail. Consulté le 8 juin 2016.

[6] Chocron Véronique, « Horaires excessifs : BPCE condamné par le tribunal de police de Paris », Les Échos, 6 janvier 2016. URL : http://www.lesechos.fr/06/01/2016/LesEchos/22101-112-ECH_horaires-excessifs---bpce-condamne-par-le-tribunal-de-police-de-paris.htm. Consulté le 8 juin 2016.

[7] Moniz-Barreto Pierre, Slow business. Ralentir au travail et en finir avec le temps toxique, Paris : Eyrolles, 2015.

[8] Kolbert Elizabeth, « No Time: How Did We Get So Busy? », The New Yorker, 26 mai 2014. URL : http://www.newyorker.com/magazine/2014/05/26/no-time. Consulté le 8 juin 2016.

[9] Rosa Hartmut (interviewé par Anne-Sophie Novel), « Plus on économise le temps, plus on a la sensation d’en manquer », M le magazine du Monde, 1er avril 2016. URL : http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/04/01/hartmut-rosa-plus-on-economise-le-temps-plus-on-a-la-sensation-d-en-manquer_4893818_4497916.html. Consulté le 8 juin 2016.

[10] Bourion Christian, « Pire que le burn-out, le bore-out ? Comment l’ennui au travail peut aussi tuer », L’Atlantico, 15 janvier 2016. URL : http://www.atlantico.fr/decryptage/pire-que-burn-out-bore-out-comment-ennui-au-travail-peut-aussi-tuer-christian-bourion-2538019.html. Consulté le 8 juin 2016.

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